Edmond Rostand est né le 1er avril 1868 à Marseille.
LE BRETSi tu laissais un peu ton âme mousquetaireLa fortune et la gloire…CYRANOEt que faudrait-il faire ?Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,Et comme un lierre obscur qui circonvient un troncEt s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,Des vers aux financiers ? se changer en bouffonDans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?Avoir un ventre usé par la marche ? une peauQui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…Non, merci. D’une main flatter la chèvre au couCependant que, de l’autre, on arrose le chou,Et donneur de séné par désir de rhubarbe,Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ?Non, merci ! Se pousser de giron en giron,Devenir un petit grand homme dans un rond,Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?Non, merci ! Chez le bon éditeur de SercyFaire éditer ses vers en payant ? Non, merci !S’aller faire nommer pape par les concilesQue dans les cabarets tiennent des imbéciles ?Non, merci ! Travailler à se construire un nomSur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?Être terrorisé par de vagues gazettes,Et se dire sans cesse : "Oh, pourvu que je soisDans les petits papiers du Mercure François ? "…Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,Préférer faire une visite qu’un poème,Rédiger des placets, se faire présenter ?Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,Rêver, rire, passer, être seul, être libre,Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,Pour un oui, pour un non, se battre, -ou faire un vers !Travailler sans souci de gloire ou de fortune,À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !LE BRETTout seul, soit ! mais non pas contre tous ! Comment diableAs-tu donc contracté la manie effroyableDe te faire toujours, partout, des ennemis ?CYRANOÀ force de vous voir vous faire des amis,Et rire à ces amis dont vous avez des foules,D’une bouche empruntée au derrière des poules !J’aime raréfier sur mes pas les saluts,Et m’écrie avec joie : un ennemi de plus !LE BRETQuelle aberration !CYRANOEh bien ! oui, c’est mon vice.Déplaire est mon plaisir. J’aime qu’on me haïsse.Mon cher, si tu savais comme l’on marche mieuxSous la pistolétade excitante des yeux !Comme, sur les pourpoints, font d’amusantes tachesLe fiel des envieux et la bave des lâches !-- Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,Ressemble à ces grands cols d’Italie, ajourésEt flottants, dans lesquels votre cou s’effémineOn y est plus à l’aise… et de moins haute mine,Car le front n’ayant pas de maintien ni de loi,S’abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,La Haine, chaque jour, me tuyaute et m’apprêteLa fraise dont l’empois force à lever la tête ;Chaque ennemi de plus est un nouveau godronQui m’ajoute une gêne, et m’ajoute un rayonCar, pareille en tous points à la fraise espagnole,La Haine est un carcan, mais c’est une auréole !LE BRET, après un silence, passant son bras sous le sienFais tout haut l’orgueilleux et l’amer, mais tout bas,Dis-moi tout simplement qu’elle ne t’aime pas !CYRANO, vivementTais-toi !Cyrano de Bergerac