ROXANE
Ouvrez…
lisez !…
Elle
revient à son métier, le replie, range ses
laines.
CYRANO,
lisant
"Roxane,
adieu, je vais mourir !…"
ROXANE,
s’arrêtant, étonnée
Tout
haut ?
CYRANO, lisant
"C’est
pour ce soir, je crois, ma bien-aimée !
"J’ai
l’âme lourde encor d’amour inexprimée,
"Et
je meurs ! jamais plus, jamais mes yeux grisés,
"Mes
regards dont
c’était…"
ROXANE
Comme
vous la lisez,
Sa lettre !
CYRANO,
continuant
"…dont
c’était les frémissantes fêtes,
"Ne
baiseront au vol les gestes que vous faites
"J’en
revois un petit qui vous est familier
"Pour toucher votre
front, et je voudrais crier…"
ROXANE,
troublée
Comme vous la lisez, cette lettre !
La
nuit vient
insensiblement.
CYRANO
"Et
je crie
"Adieu !…"
ROXANE
Vous
la lisez…
CYRANO
"Ma
chère, ma chérie,
"Mon trésor…"
ROXANE,
rêveuse
D’une
voix…
CYRANO
"Mon
amour…"
ROXANE
D’une
voix…
Elle
tressaille.
Mais…
que je n’entends pas pour la première fois !
Elle
s’approche tout doucement, sans qu’il s’en
aperçoive, passe derrière le fauteuil se penche sans
bruit, regarde la lettre. -– L’ombre
augmente.
CYRANO
"Mon
cœur ne vous quitta jamais une seconde,
"Et je suis et
serai jusque dans l’autre monde
"Celui qui vous aima
sans mesure, celui…"
ROXANE, lui posant la
main sur l’épaule
Comment pouvez-vous lire à
présent ? Il fait nuit.
Il
tressaille, se retourne, la voit là tout près, fait un
geste d’effroi, baisse la tête. Un long silence. Puis,
dans l’ombre complètement venue, elle dit avec lenteur,
joignant les mains
Et pendant quatorze ans, il a
joué ce rôle
D’être le vieil ami qui
vient pour être
drôle !
CYRANO
Roxane !
ROXANE
C’était
vous.
CYRANO
Non,
non, Roxane, non !
ROXANE
J’aurais dû
deviner quand il disait mon nom !
CYRANO
Non !
ce n’était pas
moi !
ROXANE
C’était
vous !
CYRANO
Je
vous jure…
ROXANE
J’aperçois
toute la généreuse imposture
Les lettres, c’était
vous…
CYRANO
Non !
ROXANE
Les
mots chers et fous,
C’était
vous…
CYRANO
Non !
ROXANE
La
voix dans la nuit, c’était vous.
CYRANO
Je
vous jure que non !
ROXANE
L’âme,
c’était la vôtre !
CYRANO
Je
ne vous aimais pas.
ROXANE
Vous
m’aimiez !
CYRANO, se
débattant
C’était
l’autre !
ROXANE
Vous m’aimiez !
CYRANO,
d’une voix qui
faiblit
Non !
ROXANE
Déjà
vous le dites plus bas !
CYRANO
Non, non, mon
cher amour, je ne vous aimais pas !
ROXANE
Ah !
que de choses qui sont mortes… qui sont nées !
—
– Pourquoi vous être tu pendant quatorze années,
Puisque
sur cette lettre où, lui, n’était pour rien,
Ces
pleurs étaient de vous ?
CYRANO, lui
tendant la lettre
Ce
sang était le sien.
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac.